Entrevue de Mon cinéma québécois en France

Voir la beauté : entretien avec Nicolas Paquet

entrevue avec Pierre Audebert

 

Le Bas Saint Laurent était à l'honneur du festival Vues du Québec de Florac. L'occasion rêvée pour inviter Nicolas Paquet, un de ses cinéastes les plus influents, qui a choisi de travailler en région et d'y porter un regard différent. Dans ses films, réflexion et contemplation se répondent, s'équilibrent. Images et témoignages se glanent, parce que le cinéma n'est plus détaché de la réalité, mais la manière de créer organiquement, en replaçant au centre l'humain dans son milieu naturel. De film en film, il ne fait qu'affiner cette position trop singulière, vitale. Paradoxalement, cette rencontre des plus tranquilles dans un rayon de soleil, place au beurre, a eu lieu au moment où le rallye de Lozère s'était invité à Florac. Lors d'un atelier avec des ados, le cinéaste mettra même à profit cet événement pour un résultat des plus atypiques. Rencontre avec un artiste à l'écoute du monde...

 

Tu es originaire du Bas St Laurent et de la région de Kamouraska. Hors le film de Claude Jutra adapté d’Anne Hébert, c’est une région assez peu représentée dans le cinéma québécois. Quels ont été tes premiers rapports avec le cinéma et comment as-tu pu accéder aux films en région ?

En fait, j’ai grandi à Québec, en banlieue, donc rien qui ne sorte de l’ordinaire, quoique mes parents avaient eu la très bonne idée d’acheter une très vieille maison, en mauvais état mais vraiment au bord de la rivière, avec une très grande forêt derrière. On était entourés de maisons. Devant, c’était un boulevard, mais si on suivait la rivière, il y avait toujours des arbres. J’ai donc passé mon enfance à faire des excursions dans la forêt, à me baigner, à pêcher des écrevisses. J’ai eu un contact privilégié avec la nature, ce qui a bien sûr influencé ce que j’ai pu faire après. Côté cinéma, il y avait à l’époque sur la chaîne de Radio Québec, du cinéma de répertoire, souvent en soirée, assez tard pour un enfant mais mes parents regardaient ces films là, européens, français, parfois américains. J’ai tout doucement développé une curiosité pour ces films et désiré en voir plus. Quand je me suis mis à fréquenter le vidéo-club par moi-même, j’ai découvert aussi bien Kieslowski que Lelouch et ça m’a beaucoup attiré. Sinon, je pense que ma rencontre avec la puissance du cinéma est venue encore plus jeune, environ vers l’âge de dix ou onze ans, quand j’ai vu le célèbre film d’animation L’homme qui plantait des arbres de Frédéric Back. Aujourd’hui encore, je trouve ça magnifique et l’histoire formidable. La mise en image, l’univers et puis le personnage qui est lié à cette question de notre rapport à la nature qui nous entoure. Il y a donc cet ensemble de choses et aussi la course Destination monde qui a influencé beaucoup de cinéastes québécois, que je n’ai pas faite car je n’ai pas terminé mon film, mais je l’ai commencé ! En tous cas, je regardais la course Destination monde et je crois que c’est cela qui m’a orienté vers le documentaire.

Tu as d’abord été producteur. Qu’est-ce qui t’a amené à fonder FranCdoc ?

Je sortais d’études de journalisme mais le documentaire s’était incrusté dans mon cœur. Après avoir travaillé durant deux ans à Radio Canada, on a décidé avec la cofondatrice de mon entreprise de se lancer. On n’avait pas à l’époque de gros bagage cinématographique, ni les connaissances, mais on s’est dit « On va faire un premier film et aussi suivre des ateliers pour se perfectionner dans certains domaines et certaines techniques ». Pour ce qui est du lieu, on l’a choisi en se disant que ce qui nous intéressait était ce qui se passait en dehors des grands centres urbains, parce qu’on trouvait que dans l’univers médiatique québécois, on voyait peu la ruralité, ou alors seulement pour des mauvaises nouvelles : une usine qui a fermé, l’exode rural, bref ce genre de discours. On était persuadés qu’il y avait d’autres choses qui se passaient en région.

 

Nicolas Paquet au Tintamarre durant le festival Vues du Québec de Florac

On sent à tout moment à travers tes films que ton regard est conditionné par les espaces où tu vis. L’immensité des paysages nord américains ne peut qu’amener à remettre en cause la place de l’humain…

Oui, je suis convaincu que le lieu où on habite a une influence, il rythme notre cerveau. Je ne crois pas que ce soit nécessairement plus facile de vivre à la campagne qu’en ville. Je connais des gens plus occupés que des citadins qui travaillent pourtant plus que ceux vivent dans des villes de 300 à 500 habitants. Car dès qu’on s’arrête et qu’on prend le temps d’avoir un contact avec ce qui nous entoure – et dans mon cas, ça peut être le fleuve ou la forêt ou un lac -, ça peut être quelque chose d’apaisant qui nous amène d’abord à nous poser un peu, mais aussi à réfléchir et à en voir la beauté. Peut-être qu’avec une fréquentation plus grande, on va aussi vouloir préserver cette beauté là. On va alors commencer à réfléchir à nos gestes et à l’impact qu’ils ont sur notre environnement.

Un des points communs de ton travail et de celui de Benoît Pilon est sans doute la part du ciel dans tes images. Tu sembles être plus terrien, plus attentif aux choses du monde, aux détails et surtout, tu entretiens un rapport particulier aux objets…

Toujours dans cette idée de présenter la ruralité autrement, je ne cherche pas à faire des cartes postales. On les a déjà vues ! Les magnifiques couchers de soleil sur le fleuve… Ça ne veut pas dire que je n’en mettrai aucun mais je vais d’abord regarder par terre, regarder à côté et me demander ce qui est beau ou pertinent pour le film. Que ce soit pour Esprit de cantine (2017), un film sur les casse-croûtes ou avec L’acte de la beauté (2021), j’avais devant moi des bâtiments qui sont loin d’être des chefs d’œuvre architecturaux mais qui recèlent des beautés de par leur simplicité, leur vieillissement ou de par le soin des gens qui les entretiennent y mettent, alors il faut déjà avoir l’habitude de faire ça au tournage… Or moi j’ai l’habitude de faire des tournages qui ne sont pas trop pressés. Après, il faut voir avec le directeur photo ce qu’on filme et à quel moment, quelle lumière, sous quel angle et avec quel cadrage. Ce sont toutes ces questions qui font qu’on amène les gens à regarder les détails, la petite fissure dans le béton du bâtiment ou la lumière qui s’allume dans le ciel bleu du soir…

L’ombre des légumes sur le sol…

Voilà, ou des branches d’arbres...

Reconnais-tu néanmoins certaines influences d’autres cinéastes qui ont pu guider ton approche du réel ?

Il est toujours difficile pour moi de trouver une ou deux références pour ce que je fais. Comme je le disais, je n’ai pas fait d’école et je vois beaucoup de films, de documentaires et j’essaie de rattraper le fait que je suis né en 1977 et que je n’ai commencé à m’intéresser au cinéma qu’à l’âge de 20 ans. Il y avait déjà pas mal de films qui existaient… Je pense que les cinéastes qui m’inspirent le plus sont ceux qui savent conserver la dignité des gens et peu importent les situations dans lesquelles ces gens là se trouvent. Je trouve qu’entre autres André-Line Beauparlant m’étonne par sa capacité à atteindre l’intime, mais aussi à faire parfois en sorte que des gens qui pourraient être catégorisés de certaines façons, demeurent des humains attachants. Quelque part, on comprend ce qu’ils font...

La règle d’or (2011) a été ton premier long-métrage et met à nouveau en scène la ville de Malartic. Quelle est la différence avec Au bord du gouffre qui semble déjà porter sur l’exploitation minière ?

C’était simplement un sous-titre qui je pense a été peu utilisé ! (rire)

On peut définir La règle d’or comme un documentaire d’investigation (à la manière de Gasland par exemple), si ce n’est qu’il est plus formel et plus intime. Il s’affranchit du regard télévisuel par la diversité des points de vue et le temps accordé à tes protagonistes. Tu n’as pas non plus besoin d‘appuyer pour que la problématique nous saute d’elle-même aux yeux. Comment cela s’est-il passé d’autant que l’on sent que tu as parfois eu des rapports conflictuels avec les institutions ? C’est quand même fou de transformer autant le quotidien de la population et d’avoir en plus des gens chargés d’encadrer tout cela et de voir comment ça se passe… Quelles pressions as-tu subi et quels rapports as-tu eu avec ces gens tout au long du tournage, d’autant que tu en as interviewé certains ?

Pour ce qui est des gens qui subissaient l’arrivée de cette compagnie minière, il y avait déjà eu pas mal de médias, de journaux télévisés ou de grands quotidiens qui étaient passés ou repassés avant moi, mais j’ai tourné ma caméra vers la plupart de ceux à qui on n’avait pas offert de micros. Il y a eu une période de recherche et j’ai été les rencontrer une première fois. Quand on est arrivés avec l’équipe pour filmer, ils avaient beaucoup de choses à dire, ils étaient contents qu’on les écoute. Ils ouvraient leurs portes jour après jour quand on repassait les saluer et qu’on venait filmer de nouvelles scènes avec eux. Je les sentais très investis avec moi dans ce projet là et j’en étais très content. Pour ce qui est des représentants de la compagnie, au niveau du scénario, je n’étais pas convaincu qu’ils seraient dans le film, mais je me suis dit que j’allais au moins essayer de leur parler. J’ai essayé pendant un an et demi et la directrice de communication de la compagnie me disait à chaque fois que pour différentes raisons, ça n’était pas possible. « Les actionnaires n’étaient pas là », « les dirigeants étaient occupés » et c’est vraiment une coïncidence qui m’a permis de faire une entrevue avec cette directrice de la communication, parce que je lui ai dit à un moment donné « Si ce ne sont pas les dirigeants, ça pourrait être vous ! ». Là encore, elle s’est défilée jusqu’au dernier séjour de tournage. Mon téléphone portable ne captait pas encore la 3G à l’époque et j’avais donc pris celui du directeur photo. Il y a eu comme un silence lorsque je lui ai dit que c’était moi qui appelait. « On est là, je vous avais envoyé un mail, on est là jusqu’à mercredi... » Elle m’a dit « C’est dommage, j’aurais pu jeudi matin. » J’ai répondu « Nous serons là ! ». L’entrevue a donc eu lieu à ce moment là. Mon idée n’était pas de la coincer, mais je trouvais qu’au point où elle en était, il était important que la compagnie ait la chance de dire ce qu’elle avait à dire. Finalement, elle joue quand même un rôle et apparaît trois fois dans le film. Elle vient essayer un peu maladroitement, parce que ses arguments ne sont pas fondés au regard de ce que vit la population et c’est pour démontrer que même elle qui devrait être le lien entre la compagnie et la population, a un fil devant les yeux et est pourtant déconnectée de cette population là.

La règle d'or

On comprend bien pourquoi…

Oui ! (rires) Il y a vraiment un contrôle de l’information qui est très sérieux de la part de la compagnie et ça aussi on l’a montré dans le film à deux moments, le premier quand on roule avec l’un des protagonistes et qu’on nous arrête pour nous demander ce que l’on fait, si on a demandé la permission, alors qu’on roule sur la voie publique et qu’il n’y a aucune interdiction à prendre des images. Ensuite, au conseil municipal.

En fait, le paysage est tellement transformé qu’il peut presque toujours y avoir dans le champ quelque chose qui appartienne à la compagnie…

La compagnie est partout…

C’est fou cette idée de creuser une mine au milieu des gens, maison par maison. C’est une idée qu’on a du mal à imaginer de ce côté-ci de l’Atlantique.

Ça s’est déjà passé il y a plusieurs décennies au Québec. Ce n’est pas une première mais l’ampleur du projet et la vitesse à laquelle il se réalisait et enfin, le degré de non considération des gens par la compagnie, ça c’était énorme.

On a du mal à concevoir que dans une province comme le Québec ou même dans un pays comme le Canada, avec le passif qu’il y a avec les compagnies minières, par exemple en Abitibie, on ne soit pas plus informé des conséquences. Par exemple, on sait qu’un jour ces compagnies partent…

Et il restent avec les déchets…

Comment se fait il que les gens se fassent encore avoir ? Est-ce la pression, la division ?

Dans une ville minière comme Malartic, quand arrive un nouveau projet qui peut faire travailler la moitié de la population, c’est une bonne nouvelle parce que cela signifie un bon emploi pendant plusieurs dizaines d’années et pour certains commerçants, de bonnes affaires. Il y a donc un clivage très net. Quand les compagnies s’installent à dix, vingt ou cinquante kilomètres de la ville, dans une région minière ou une ville où elles jouent un rôle, peu de gens vont être contre. Il y aura peut-être des questionnements à propos de l’impact écologique, mais pas dans la ville en tant que telle. Surtout en Abitibie, qui est née et survit avec les mines. Il y a pourtant des nuances et c’est ce qu’apporte le personnage de Marco, le paysagiste que je rencontre pendant le tournage. Je tourne la caméra vers lui et je vois qu’il représente toute l’ambivalence de ce qui se vit dans ce village. J’ai donc noté le numéro de téléphone inscrit sur le pick-up et le lendemain, je le rappelais pour demander si on pourrait causer ensemble.

 

La règle d'or

Le film a-t-il donné lieu à des débats dans la ville même et est-ce que certaines personnes ont évolué dans leur positionnement ?

En Abitibie même, le film a aidé des groupes de pression à changer des règlements. J’ai pu avoir des nouvelles de celui qui a été l’initiateur du projet de cette mine et lui-même avouait qu’aujourd’hui, ce projet serait impossible parce que les mentalités ont changé. Je n’ai pas tout le mérite : il y a eu en tout trois films qui se passaient à Malartic durant cette année là et il y a bien sûr des organismes qui font du lobbying ou sont dans le débat public. Tous ces éléments réunis font qu’on ne pourrait plus faire le même projet. Avant, il y avait peu de changement dans les lois, mais maintenant les municipalités peuvent protéger certaines parties de leur territoire si par exemple, il y a un parc touristique ou une aire naturelle protégée, ils peuvent lui donner un statut particulier. Il faut bien sûr faire des démarches pour cela, ce n’est pas automatique mais ils peuvent essayer de protéger ces parcelles de territoire de tout projet minier.

Ce qui n’est pas gagné à Malartic parce qu’on a l’impression qu’il y a une certaine opacité avec les autorités municipales. Est-ce cette dictature économique qui t’amène à la décolonisation, thème majeur de Ceux comme la terre (2014) ou est-ce plutôt la similitude de situations vécues par de nombreuses communautés autochtones qu’on a déplacées sans leur demander leur avis?

En fait, le projet de Ceux comme la terre est plus ancien que celui de La règle d’or. Ceux comme la terre est le premier film que Karina Soucy et moi voulions au départ coréaliser quand nous avons fondé notre compagnie. Les institutions ont financé la période de recherche mais ont trouvé que le projet était trop ambitieux et je pense que dans ce cas là, ils avaient peut-être raison car nous n’avions jamais fait de long-métrage. Par la suite, nous avons réussi à financer d’autres films et ce projet est resté au fond des tiroirs pendant dix ans. Après avoir fait La règle d’or, je l’ai ressorti car il me tenait beaucoup à cœur et puis entre-temps, j’ai fait des études sur les enjeux autochtones. Je me sentais aussi beaucoup plus à l’aise pour rencontrer le peuple Dénés et échanger avec eux. C’était mûr...

Le film est entre autre basé sur le livre Aussi longtemps que le fleuve coulera. Quand as-tu découvert ce travail et son auteur ?

À l’époque de Radio Canada où j’étais documentaliste. J’avais préparé une tournée pour une animatrice qui se baladait avec son enregistreur. Je lui trouvais des gens qu’elle pouvait rencontrer. René Fumoleau était toujours vivant et habitait encore à Yellowknife. J’ai lu ses livres et j’ai pu m’entretenir avec lui et je trouvais que ses écrits et son parcours étaient très inspirants. Il montrait, avec parfois un peu d’humour, comment certaines choses ont été très difficiles pour les autochtones ou au contraire, comment ils se moquent d’autres. Quand j’ai été prêt pour faire le film, René Fumoleau devait occuper au départ une certaine place et il nous a dit que dans ce cas-ci, il y avait eu un moment où les Dénés avaient eu besoin des blancs pour parler en leur nom, mais que maintenant ils pouvaient s’exprimer seuls. Nous avons pris bonne note de cette sagesse et le film est devenu ce qu’il est.

 

Ceux comme la terre

Tu connaissais déjà les Territoires du Nord Ouest. Que verrais-tu comme différences, qu’elles soient géographiques, sociales, politiques et même administratives par rapport à la situation des autochtones du Québec, qui pourraient traiter les mêmes thèmes ?

L’histoire de la colonisation du point de vue des lois, des ententes signées, est différente entre le Québec et le reste du Canada, surtout avec toutes les provinces à l’Ouest. L’histoire n’est pas plus ou moins affreuse d’un côté que de l’autre. C’était juste plus réfléchi de la part des autorités et des gouvernements parce que plus ils avançaient, plus ils essayaient de corriger les erreurs. Sauf que l’erreur n’était pas toujours dans le bon sens. Ils peaufinaient leur façon d’exploiter le territoire, d’en prendre possession. Ils signaient ces traités là alors que les gens en face d’eux ne parlaient pas la même langue et ne lisaient pas les documents. À l’époque, les interprètes étaient souvent des religieux et le faisaient parfois bien, parfois mal. La réalité a donc été similaire. Pour ce qui est des Territoires, c’est un peu la même réalité que le nord du Québec. Les paysages sont un peu différents mais c’est le même climat. Comme dans la plupart de mes films, les Dénés étaient des résistants. Ils avaient résisté au colonialisme, plus encore, depuis des centaines d’années et le personnage central du film l’explique, ils avaient appris à vivre dans un climat aussi rude et n’en étaient pas à leurs premières épreuves. Cela étant dit, l’été est magnifique là-bas.

Avant d’aller chez les Dénés, tu avais une certaine culture. Tu avais déjà rencontré d’autres autochtones ?

Dans la ville de Québec, j’ai grandi près de ce qui s’appelle le village huron qui a été renommé Wendake. Je n’avais certes pas d’amis autochtones à l’école, mais c’était des petits quartiers près de chez nous et c’était là que j’allais louer mes films car ils avaient un très bon ciné-club. C’est seulement plus tard et avec les études, avec ma curiosité d’en savoir plus, que je me suis inscrit à une maîtrise de philosophie sur la question de la résurgence indienne et j’ai passé trois ou quatre ans à rencontrer les penseurs autochtones pour mes recherches, à travers les livres comme en direct ou dans des colloques.

Les photographies qui illustrent le film sont-elles toutes issues du livre ?

Ce sont des photos de René Fumoleau, il en a pris des milliers. J’avais accès à un matériel très foisonnant à travers les fonds d’archives des Territoires du Nord Ouest. Ça a été plutôt difficile de faire le choix et ça m’a pris un certain temps, mais c’était pour moi la meilleure façon de raconter le passé, parce que ces photographies remontent jusqu’au milieu des années 70 et même à la fin des années 60, quand René est arrivé là-bas. Je trouvais aussi que René avait du talent pour les portraits. Avec lui, ces gens là ne sont pas des victimes ! Ils sont fiers, pris aux commandes de leur canoë. Ils sont ensemble et rient. J’ai beaucoup aimé travailler cette matière avec la monteuse.

Ceux comme la terre

Il est ici question de recueillir des histoires pour en faire une forme d’éducation. As-tu déjà envisagé de faire ce travail de collectage sous forme de fiction ?

Non, la fiction me paraît trop lourde par rapport à mon tempérament. Quand je suis dans mon fauteuil de producteur, je suis quelqu’un de très organisé pour aller chercher les financements, pour planifier le timing et tout ça… Mais quand je mets ma casquette de réalisateur, j’aime prendre mon temps. J’aime que ce soit simple. J’ai toujours une petite équipe : un directeur photo, un preneur de son. On est très libres dans nos mouvements. Je planifie les journées. Souvent, quand j’ai calé deux rencontres, deux longues entrevues le même jour, je vais le reste du temps me balader. Dans La règle d’or, c’était dans la ville et quand on voit quelque chose qui nous paraît pertinent, on s’arrête et on prend le temps. J’aime beaucoup la fiction pour la regarder, mais l’idée d’avoir 50 personnes avec le compteur qui tourne parce que ça coûte cher et qu’il faut aller vite ne m’intéresse pas. Et puis je ne pense pas avoir le talent pour diriger les acteurs. Il y a un paquet de trucs qu’il faudrait vraiment que j’apprenne. Je vais donc rester là où je me sens le meilleur. (rire)

Le deuxième volet de ta production documentaire tient à la valorisation du patrimoine culturel québécois. Très bien accueilli dans les festivals, ton court-métrage Les sucriers (2016) traite de quelque chose d’emblématique : la production artisanale et dans une démarche non marchande du trésor québécois : le sirop d’érable. Ici chaque plan a l’air d’être une sorte de vignette immuable d’une pratique multicentenaire. Comment travailles-tu avec ton chef opérateur François Gamache et dans quelle mesure décides-tu de la composition des plans ?

Avec François, on a une réflexion en amont sur ce qu’on va filmer. J’ai choisi de travailler avec lui sur ce projet en particulier parce qu’il est aussi photographe et qu’il aime beaucoup les lieux abandonnés, les vieux bâtiments, les usines… Je savais qu’il aurait beaucoup de plaisir à les filmer, notamment pour le prologue où on voit ces petites cabanes à sucre plus utilisées, parfois depuis des dizaines d’années. Avec les chefs opérateurs avec lesquels je travaille, on installe un climat de complicité où on n’a pas besoin de beaucoup se parler. C’est comme si je les suivais. Ils vont cadrer un élément, surtout quand ils sont en train de filmer un bâtiment ou un lieu. Je sais que François aime beaucoup la symétrie. Et si à un certain moment, je me dis « Là, il faut insister », alors je vais intervenir. Mais le plus souvent c’est d’avantage dans les entrevues, comment filmer les rencontres où là je veux quelque chose d’assez précis et je vais l’expliquer soit à François Gamache, soit à François Vincelette. Jusqu’à maintenant, je n’ai pas utilisé de moodboard sur quoi partir. C’est vraiment sur place que l’on prend le temps. S’il faut attendre une heure pour une meilleure lumière, on va faire autre chose et on revient et ça se passe assez organiquement, naturellement.

On a parfois l’impression dans ce film et pas seulement dans celui-ci (c’est très présent dans L’acte de la beauté) que tu es à la recherche d’une forme, soit géométrique et qui tiendrait à l’organisation de la nature elle-même, soit d’une forme de cohabitation entre le naturel et l’artificiel, entre les objets inanimés et le vivant. Ça vient sans doute de ton regard sur les choses, de ce que tu as envie de dire ?

Oui. Pour L’acte de la beauté, un des éléments et qui n’est pas mentionné dans les extraits de textes que j’ai choisis, c’est que Jean Bédard est fasciné par cette capacité de la nature de s’organiser, dans des écosystèmes, à l’intérieur d’une graine ou d’une plante, donc c’était un peu l’idée de filmer cette nature qui quelque part n’est pas chaotique. Les arbres sont au bon endroit, les fruits poussent là où il faut. Les oiseaux se placent dans le bon cadre…

Sans compter que dès qu’on attaque l’infiniment petit ou qu’on utilise des photos aériennes, on va voir des mandalas naturels…

Oui, exactement. Ici, je voulais garder un caractère assez réaliste. Je n’ai donc pas beaucoup utilisé de macro ou de plongées dans la matière, mais je trouvais qu’il y avait une résonance entre cette vision là et comment on pouvait choisir de cadrer les éléments naturels.

 

L'acte de la beauté

Le plan final des Sucriers est assez emblématique de ta démarche cinématographique : ouvrir une lucarne sur un sujet…

J’aime beaucoup les portes et les fenêtres ! (rire)

Ça j’avais remarqué... Il y a aussi l’idée de distance propre à réfléchir, sentir…

Oui et j’essaie d’éviter que l’on sente du voyeurisme. On le comprend puisqu’après on voit que les gens nous ouvrent la porte et qu’on discute. Mais c’est toujours cette idée d’arriver d’abord doucement dans un lieu, peut-être d’essayer de regarder d’abord par la fenêtre s’il y a quelqu’un à l’intérieur, de voir si c’est encore vivant ou abandonné. Dans Les sucriers, la fenêtre nous aide à faire le rapport entre ce qu’il y a à l’intérieur et l’extérieur, notamment parce qu’on voit souvent les reflets des arbres. Là, on a la rencontre ou plutôt la symbiose entre ce bâtiment, ce qu’on y fait et son milieu naturel. Je n’ai pas filmé des acériculteurs industriels avec des dizaines de milliers d’entailles. C’est une petite industrie. Mais si je l’avais fait, je n’aurais pas pu utiliser le même procédé parce que ce sont souvent des bâtisses en tôle, avec très peu de fenêtres et une grande porte pour faire reculer un camion. C’est comme un hangar ou un gros garage. Pour ce qui est des petites cabanes comme celle de Vital, qui est un peu plus grosse et a été rallongée, on a même des fenêtres qui ont été des fenêtres extérieures, entre deux pièces. Là aussi, je trouvais ça intéressant de voir comment ce rapport intérieur et extérieur pouvait être amené. On ne sait plus où on est… Quelque part. Mais on est avec les gens.

Toujours dans cet état d’esprit de valorisation culturelle, tu vas tourner deux films à la forme assez différente, Esprit de cantine, qui contient de nombreux plans iconiques et presque vintage, d’une forme de restauration éphémère et de l’autre côté, plus brut comme pris dans le mouvement, le passionnant Chef.fe.s de brousse (2019), sur la nouvelle cuisine québécoise dans plusieurs lieux du Bas St Laurent. Ces différences formelles étaient-elles volontaires ou résultent-elles au contraire du choix des collaborateurs, du commanditaire ou des facteurs extérieurs, comme le temps de tournage ?

Il y a l’influence des deux. Pour Les sucriers, c’est ça. Esprit de cantine s’inscrit dans la même réflexion. On se trouve dans des lieux traditionnels, très enracinés, d’où le trépied et les plans très stables et réfléchis. Ensuite avec Chef.fe.s de brousse, là on est dans le présent, avec des acteurs qui veulent que ça change maintenant, des chef.fe.s qui travaillent très fort toute la journée, courent d’un bord à l’autre. Le mouvement devenait donc plus important. On essaie presque de les rattraper quand ils sortent hors champ ou s’ils ne sont plus focus. On a décidé de garder ces moments là au montage parce que ça résulte et fait partie de leur activité bouillonnante. Ce film était aussi destiné en priorité à la télévision, même s’il est aussi sorti en salles au Québec. Il était un peu plus pensé pour la télé. De toutes façons, ça n’aurait pas collé d’avoir un film contemplatif dans ces univers là. Quand on passe une soirée dans sa cuisine avec Colombe Saint-Pierre, autant elle peut être philosophe à ses heures, mais dans sa cuisine, c’est plutôt la déconne. Ça bouge, on travaille…

 

Chef.fe.s de brousse

C’est la cuisine qui fait le timing. (il hoche la tête) Si tu tournes assez régulièrement aussi avec François Vincelette, au son, tu as pu travailler avec Claude Beaugrand ou Catherine van der Donkt, le premier étant un des meilleurs représentants du cinéma direct et la seconde une des monteuses et mixeuses les plus aventureuses. Quelle marge de manœuvre ont-ils pour faire des propositions ?

J’ai d’abord un bestiaire pour chaque projet. Pour Ceux comme la terre ou pour L’acte de la beauté où on est vraiment en pleine nature, j’attache beaucoup d’importance aux sons. Je note les oiseaux que j’entends dans chaque lieu où je tourne. Est-ce qu’il y a des écureuils ? Parce qu’au Québec, il y a des écureuils à peu près partout, mais parfois on les entends moins. Des fois, les corneilles crient plus fort. Dans Les sucriers, il y avait d’ailleurs une différence à ce niveau là entre les deux lieux qui sont séparés d’une cinquantaine de kilomètres. Dès qu’on arrivait chez Vital, c’est l‘écureuil qui nous accueillait et quand on arrivait chez Géronimo où derrière il y a une falaise, les corneilles étaient plus bruyantes. Il y a donc les animaux qui viennent ponctuer le tout et après ce sont des impressions générales d’abord sur le film. Si on en revient à La règle d’or, la grande question c’était jusqu’où aller pour faire ressentir presque physiquement l’activité industrielle de la ville, les camions, les pelles mécaniques, les moteurs constants.

La différence entre le son et le bruit…

Oui ! Et sans que ça agresse trop celui qui regarde le film et qu’ensuite, peut-être juste inconsciemment, il aie une mauvaise expérience. Donc il y a l’idée générale et puis après une grande liberté que je leur laisse pour faire des propositions. Quand j’ai travaillé avec Francine Poirier et Claude Beaugrand sur Ceux comme la terre, il y avait beaucoup de matière. Ils étaient très inventifs pour faire ressentir les perdrix (une voiture de rallye vrombit), sans tomber tomber dans une cosmogonie ou faire sortir les esprits, mais on a aussi tenté de faire entendre ces bruits de la nature de façon légèrement différente, comme le son de la pagaie dans l’eau. On les a parfois un peu étirés, retravaillés… Jusqu’au mixage. Je me rappelle que vers la fin, je me disais qu’il y avait beaucoup trop de matière et me demandais pourquoi on en avait gardé autant. Là, Claude est arrivé en salle de mixage, on a survolé le film et il donnait juste des indications. « Ici, monte ça un peu plus comme ça... ». On a réécrit le film et tout était dosé. On avait beaucoup d’ingrédients et quand le chef est arrivé, il a peaufiné sa recette, presque en continu et tout était créé. Et il y a un élément que j’aime beaucoup, qui fait parfois peur, c’est vraiment quand au son, presque tout tombe. Où là on vient de vivre quelque chose... Bon, on n’a jamais un silence total, sinon ça aurait l’air d’un problème technique. Il y a un moment dans La règle d’or où il vient de se passer quelque chose, on est un peu sous le choc et là on a presque un silence parfait qui ne dure que deux secondes. Mais j’aime me le permettre aussi parce que des fois, on est dans ces situations là.

 

La règle d'or

Tu en arrives en toute logique à un de tes films les plus accomplis à ce jour, L’acte de la beauté, en ce sens qu’il synthétise à la fois tes engagements, ton style, filmique et prolonge tes thématiques. Est-ce que tu te reconnais dans L’acte de la beauté un peu comme dans un manifeste ?

Oui. Après on s’appuie toujours sur une équipe mais là, j’avais une belle matière à travailler à travers les écrits de Jean Bédard, ce qui était un défi pour moi parce qu’avec Ceux comme la terre, il y avait quelques extraits ou petites lectures. Mais là, j’avais décidé que le livre Journal d’un réfugié de campagne donnerait sa structure au film. Et c’était beaucoup de matière, parce que même si c’est un livre de moins de 200 pages, ça veut dire beaucoup de mots à mettre dans un film de 70 minutes. C’est aussi un film que j’ai fait avec une encore plus grande liberté. J’ai étalé le projet sur près de cinq ans. J’ai beaucoup filmé seul. François Gamache a participé aux deux premiers jours de tournage, qui étaient en fait des journées de repérages mais dont une bonne partie se retrouvent dans le montage final et un nouveau François, le troisième, Pesant celui-là, est apparu à la dernière journée de tournage. Sinon, j’y allais avec le preneur de son. On passait la journée là, on se baladait. On avait parfois l’idée que à telle heure, Jean allait cueillir du basilic, mais sinon, on était vraiment en observation. « Ah, c’est beau la lumière ! » La beauté des chèvres, on va se concentrer là-dessus pour la prochaine heure. Je ne suis pas un cinéaste qui filme beaucoup. Je pense que j’avais moins de 40 heures de rushes sur les cinq ans. Mais c’est plus rare que je doute lorsque je prends la caméra. Je sais que ça peut avoir une place dans le film, donc ça facilite aussi tout le travail de montage.

Quand as-tu découvert les livres de Jean Bédard ? Et l’as-tu découvert lui avant ses livres ?

En fait, j’ai rencontré Jean Bédard et sa conjointe Marie-Hélène Langlais à Sageterre alors que Karina Soucy était en recherche pour un autre projet de film, où elle savait qu’il n’y apparaîtrait pas parce que c’était un film presque expérimental sur le rapport des gens au territoire dans le Bas Saint Laurent et une amie nous avait dit, pour réfléchir à ce thème là, il faut rencontrer Jean Bédard. On avait alors passé du temps à discuter avec lui. On a été sous le charme de ce qu’ils nous ont dit et on découvrait aussi le projet de la ferme. Ça remonte à quinze ans en arrière. C’est aussi un projet que j’ai d’abord réfléchi, ça n’a pas été tout de suite : « Je veux faire un film sur ce projet là ! ». Mais j’y suis revenu, Jean et Marie-Hélène sont devenus des amis ce qui est aussi une des beautés parce qu’il y a toujours un engagement amis aussi un risque à faire porter un documentaire par des amis. Vers 2015 environ, ma démarche était mûre pour aller du côté de Sageterre et parce que le projet avait lui aussi évolué et qu’il était temps de le mettre en images.

Jean Bédard dit entre autres : «La morale n’est rien d’autre que l’art de la durée collective ». Le film est plein de comparaisons dès les premières images entre durée de vie des espèces et le temps nécessaire à notre transformation. L’espace de Sageterre est aussi fréquemment traversé par des véhicules sur la route ou plus encore par des trains…

J’aime beaucoup les trains aussi ! (rire)

Jean Bédard dans L'acte de la beauté

On a l’impression que cette communauté a fait un pas de côté, qu’elle a sauté du train pour se poser. C’est une métaphore recherchée, puis filée ?

C’est un des éléments qui était dans le scénario ou plutôt dans la proposition que j’avais écrite, mais je n’avais pas fait de recherches pour savoir si le train passait toujours à la même heure. Mais quand on l’entendait, on attrapait la caméra et on se mettait à courir parce que c’était parfois à 500 mètres, pour arriver juste avant son passage. Et puis au montage, le train c’est celui qui dit : « Allez, rembarquez dans le système ! Ça va vite, c’est agréable, ça roule bien !». Les deux fois, on le regarde passer, une fois l’hiver et c’est l’image finale du film où on a confirmé, on a décidé que nous on restait ici, qu’on faisait les choses à notre façon et qu’on avait notre propre mode de vie.

Alors que la France se trouve entre deux tours d’une élection qui a déjà hypothéqué son futur en choisissant l’autoritarisme et la loi du profit, les mots de Jean Bédard issus de son Journal d’un réfugié de campagne semblent tout d’un coup plein de bon sens…

On est dans une période où on traverse des crises. Il y en a qui vont perdurer aussi dans le temps et Jean Bédard écrit aussi un essai que je trouve très éclairant sur la situation et qui s’appelle Le pouvoir ou la vie où en gros, il nous explique que dans la société il y a les idoles, qui sont souvent les hyper riches, les stars, et ceux qui sont ostracisés. On est à présent dans ce clivage et la pandémie est loin d’avoir amélioré les choses. Je pense que par rapport à cette image du train, il y a l’invitation à ne pas nourrir la bête, à se dire : « On va se regrouper en petites collectivités, on va se diriger vers l’autosuffisance ». En ville, c’est peut-être plus difficile, mais on peut se tourner vers les circuits courts. On peut partager beaucoup de choses. Par exemple, au Canada, tout le monde a une tondeuse, parce que les gens aiment beaucoup le gazon dans les banlieues. (rire) Mais pourquoi tout le monde a-t-il une tondeuse ? Ils ne l’utilisent qu’une fois par semaine ! Ce serait formidable s’il y avait une tondeuse dans le cabanon au bout de la rue. Tu mets ton nom sur la fiche. C’est le dimanche matin et j’aime réveiller mes voisins. Je prends la tondeuse et je fais le tour. C’est un exemple rigolo mais c’est très parlant. Pourquoi doit-on tout avoir à nous ? C’est cette notion qui est critiquée dans le film, la propriété privée, que ce soit la propriété du sol ou des objets, l’accumulation, le désir du confort dans cette conception que l’on en a, parce que le confort, c’est celui qu’on nous vend dans les publicités, mais est-ce vraiment lui qu’on devrait choisir ?

Le film n’aborde pas la question de l’autonomie énergétique de Sageterre. On voit par exemple des lignes à haute tension qui traversent parfois le cadre ou un tracteur qui a bien l’air de rouler avec des énergies fossiles. On se pose la question…

Jean est très radical dans sa pensée, mais il s’est quand même rendu compte qu’un tracteur, c’était parfois utile. Là il est collectif, dans le sens où il y a plusieurs projets à Sageterre et chacun peut l’utiliser. Son véhicule est électrique. Au Québec, on est dans une partie du monde où produire de l’électricité ne génère pas trop de gaz à effet de serre, parce qu’elle n’est produite ni par le pétrole, ni par le gaz, mais par l’eau qu’on arnache. En faut-il plus ? Là on revient à la question du confort et de savoir si on a besoin du spa derrière la maison en plein hiver au Québec ! Ça existe et ça consomme beaucoup d’électricité. La question se pose comme dans d’autres parties du monde de vers quoi on se tourne. Donc pour les transport, Jean l’a adoptée, mais pas non plus des panneaux solaires. Ceci dit, il y a des éoliennes dans la région.

 

L'acte de la beauté

Les discussions parlent de pouponnière de projets. As-tu exploré les pistes de certains de ces projets soutenus par Sageterre et enquêté sur leur mise en œuvre ?

Au départ, j’ai choisi de me concentrer sur le projet en tant que tel et non sur toutes ses ramifications, parce que dans le film ç’aurait été difficile et même lourd de vouloir expliquer deux, trois, quatre projets… Après, si tu n’en présentes qu’un seul, pourquoi pas les autres ? Il y a donc un choix. On les voit dans le sens où il y a un couple qui élève des canards et on les voit les nourrir. Il y en a une qui fait pousser des kiwis de Sibérie et on voit son jardin. Il y en a une autre, bref on sent la présence des gens qui s’activent mais pas dans l’exposition de « Voici mon projet », parce que c’est le collectif, c’est une pensée. Donc ce qu’on a construit au montage, c’est d’abord la première partie où on voit surtout Jean et Marie-Hélène. Puis les jeunes apparaissent et ensuite tout le monde se regroupe dans une scène de comité et discutent, puis tout le monde retourne travailler, mais aussi tout le monde parle. Plusieurs personnes - et ce sont surtout ceux qui habitent Sageterre qui font ça – vont lire des textes de Jean Bédard. Ils ne partagent pas seulement le sol ou les bâtiments, mais une pensée commune. Moi même je m’y suis commis. Je ne suis pas habitant de Sageterre mais je trouvais qu’en tant que réalisateur, ma parole et mon désir de porter le même projet passait par la lecture, pas aussi bien dite, d’un court extrait du livre.

L’autonomie collective totale n’est-elle pas une illusion ? Qu’est-ce qui empêcherait une grosse compagnie d’exproprier les paysans pour en exploiter le sous-sol comme à Malartic ?

Oui, de ce côté là, les choses ont peu changé. Les grosses compagnies et les lobbies ont extrêmement de pouvoir et on n’est pas à l’abri de nouveaux projets. En Abitibie, la compagnie minière va doubler la superficie de cette mine à ciel ouvert dans les prochaines années, mais je pense quand même que plus il y aura de sites, de petites fermes ou de regroupements, mieux ça vaudra. Jean lance une idée à mon avis presque utopique – pas que je pense que ce qu’il prône soit utopique hein !- d’une grande grève mondiale des paysans, où ils cesseraient de consommer tout ce qui n’est pas nécessaire, justement parce que les paysans ont accès à la nourriture, au logement et peuvent vraiment faire en sorte de ne presque rien acheter. Donc si on multiplie par 100 ou 1000 ces possibilités là, ce qui fait que des gens veulent s’enrichir pour réinvestir dans d’autres projets commerciaux, industriels, dans les grands conglomérats, on peut réussir à se détacher progressivement de ce modèle là. On peut penser qu’il n’y aura plus de mines de cuivre si on n’utilise seulement que celui qui a déjà été extrait. On le recycle et on fait de nouveaux objets, parce que c’est sûr qu’il y en aura toujours des nouveaux. Il pourrait y en avoir beaucoup moins et ceux qu’on consommerait pourraient être plus écologiques.

Tu as réalisé deux courts-métrages produits par l’ONF ? Le premier, Buttes (2020) présente plutôt un maxi objet, une machine infernale destinée à extraire le sous-sol. On est là à la fois dans le cinéma expérimental et presque dans la Science-Fiction.

C’est un peu un OVNI dans ma démarche, mais que j’ai eu beaucoup de plaisir à faire. En fait, c’est une coréalisation avec Tom Jacques qui a fait la musique du film, en nous disant dès le départ que le mandat était de faire un film de moins de cinq minutes, donc certainement pas de faire un film à thèse. Notre première idée était de filmer un convoi de déneigement, parce que dans les villes, quelles soient petites ou grandes, il y a la nuit des grosses déneigeuses, qu’on appelle des souffleuses, qui sont en procession avec des gens à l’avant qui vont s’assurer qu’ils ne vont pas briser quoique ce soit, ni avaler quelqu’un et avec les camions à l’arrière qui attendent d’être remplis. Mais il fallait faire le film au mois de juin donc ce projet là est tombé à l’eau. Et à ce moment là, j’ai pensé à ce qu’on voit dans le film, un aspirateur à tourbe. Dans la région du Bas Saint Laurent, il y a des tourbières qui sont exploitées pour servir ensuite à l’horticulture. C’est une terre très riche qui sert autant à faire pousser les légumes que la marijuana. Cette machine a été inventée à Rivière du loup, donc à la fois ça fait partie du patrimoine, mais il y a aussi une matière cinématographique très forte parce qu’elles avancent sur des territoires qui ont presque l’air martiens, complètement ravagés, et dans une forme de chorégraphie avec un immense chapeau de fumée.

 

Buttes

Mais jamais rien ne pousse sur ces terres là ?

C’est qu’au départ ils doivent enlever le végétal qui est en surface : petits conifères et plantes et après, d’années en années, la surface s’assèche et ce qu’ils peuvent récolter, c’est presque de la poussière, des petites brindilles. C’est pour cela qu’on aspire. La machine ne gratte pas le sol parce que ce qui se trouve déjà à un centimètre ou deux n’est pas prêt. C’est aussi pour ça que les aspirateurs travaillent tout l’été, à repasser jour après jour au même endroit pour aller chercher un petit peu plus de matière.

C’est assez dingue !

Oui, c’est un peu apocalyptique. Ou c’est le mythe de Sisyphe, je ne sais pas lequel des deux !

Aurais-tu la tentation d’aller vers quelque chose de plus expérimental, sans toutefois perdre la dimension environnementale de ton travail et en te rapprochant d’autres artistes comme par exemple Martin Bureau ?

J’ai beaucoup aimé cette expérience. J’ai comme des phases. Au départ, avec La règle d’or ou Ceux comme la terre, c’étaient des films plus lourds, avec une grande charge politique. Après, j’ai senti le besoin de me tourner vers encore des films politiques mais de façon moins frontale, dans des lieux de tournage beaucoup plus relaxes, avec Esprit de cantine, Les sucriers et même Chef.fe.s de brousse qui sont quand même assez légers. On a bien mangé aussi ! (rires) Mais le prochain film, le prochain court-métrage a quelque chose aussi de spécial. Il n’y a aucun être humain. Il pourrait être dans la lignée des Sucriers. Il n’y a pas de paroles à l’écran, seulement des voix off. Ce n’est pas encore expérimental, c’est à mi-chemin. Dans le court-métrage, j’aime beaucoup explorer d’autres façons de faire.

Question subsidiaire : dans Chronique au bout de mon rang (2020), tu interroges les visiteurs de passage sur ton territoire et sur la façon dont ils vivent la pandémie. Discours responsable des jeunes déjà prêts à tous les sacrifices, angoisse de ceux qui se sentent écrasés par le nouvel ordre mondial que tu matérialises par une bâtisse au sommet d’un barrage… Et il y a surtout le flou du paysage. Le flou, le doute c’est comme ça que tu as vécu la période et la remise en cause de tes projets de cinéaste ?

Oui, c’est un moment où on n’avait pas de réponses parce que tout était nouveau. Que ce soient les scientifiques, les gouvernements ou les citoyens, personne n’avait la réponse. Tout le monde avançait à tâtons dans une espèce de brouillard. Et puis c’était la période du dégel au lac à côté de chez nous, donc il y avait le matin cette ambiance là, en effet assez floue. J’ai donc filmé beaucoup de ces atmosphères qu’on a ensuite placées au montage entre les plans de barrage. J’ai choisi ce lieu parce qu’il y avait la nature d’un coté, l’être humain de l’autre et pour moi la question en arrière plan était : ce qui nous arrive, est-ce la nature qui nous l’envoie ou est-ce nous qui l’avons créé ? On n’a toujours pas la réponse là-dessus et on l’aura peut-être jamais. L’image finale vient aussi alimenter ma pensée, avec cette jeune femme autour du feu qui appelle à un avenir plus vert par rapport à toutes les réflexions qu’on doit avoir aujourd’hui.

 

Remerciements : Guillaume Sapin, Alice Rey (Festival Vues du Québec).

Photos : Captures d'écran des films de Nicolas Paquet, photos de Nicolas Paquet par Christian Ayesten et Emilie Dehant. Droits réservés.

 

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