Entrevue de Mon cinéma québécois en France
Entrevue avec Pierre Audebert réalisée le 30/08/2020

 

Tous vos films sont des quêtes : pour la vérité (Rechercher Victor Pellerin, Les loups, Le profil Amina), pour plus d’humanité (Les signes vitaux, Les loups, Antigone), pour retrouver ses racines (Moi la mer elle est belle, Les loups) ou enfin pour la justice (Antigone). Pour vous le cinéma, chaque projet, chaque tournage, a-t-il toujours un rôle initiatique ?

Je tente avec chacune de mes écritures et chaque tournage entrepris avec une équipe, de créer une expérience collective forte, où on va lever le voile sur un monde. Une découverte qui va même être sensorielle, qui nous atteint, non seulement dans une naissance intérieure ou une découverte extérieure, mais en tout cas dans quelque chose qui occupe le corps.

Quel est votre lien personnel à la pièce Antigone et aux versions précédentes que vous aviez vues ou lues ?

J’ai lu Antigone quand j’avais vingt ans. Pour moi, ça a été une lecture foudroyante à une époque où j’étais étudiante en Littérature et où j’avais accumulé un grand nombre de lectures à travers toute l’histoire de la littérature française. Celle là m’avait profondément marqué. Chez nous au Québec, ce n’est pas une lecture obligatoire dans notre cursus, donc tous ne l’ont pas nécessairement lu sauf ceux qui ont une option Théâtre, parce qu’au Théâtre, elle est encore très aimée et très jouée. J’ai d’abord lu Jean Anouilh, mais dès le lendemain, j’avais le Sophocle entre les mains parce que je voulais savoir d’où venait cette héroïne. Une héroïne jeune, femme, qui porte sa force en elle. Ce n’est pas la force des armes, des titres ou de l’argent. Non, c’est une force intérieure. Pour moi, c’était galvanisant de trouver ce type d’héroïne qu’on rencontre assez peu dans l’histoire de l’Art et de la Littérature. C’était un personnage qui résonnait si fortement en moi, que j’ai eu le sentiment que je retoucherais un jour à ce matériau, que je pouvais le réactualiser. À ce moment là, je ne savais pas encore que j’allais faire des films. Et c’est presque quinze ou vingt ans plus tard que l’étincelle est revenue. Antigone était encore très fraîche dans ma mémoire.

Nahema Ricci dans Antigone (Sophie Deraspe, 2019) Capture d'écran - Les Alchimistes droits réservés

Dans votre Antigone, le territoire n’est plus l’espace sacré du théâtre antique mais le monde entier, tout autant réel que virtuel, un peu tel qu’on l’envisage à seize ans, le sentiment de sa finitude dopant peut-être les mots d’Antigone à l’urgence…

L’idée de cette adaptation contemporaine d’Antigone m’a été inspirée par la tragédie vécue par une famille de Montréal : un jeune homme se fait tirer par la police, alors que son frère est lui menacé de déportation. À partir de cette situation qui me rappelait les frères d’Antigone, j’ai pris mes libertés pour faire une fiction de ce fait vécu en me disant : « Et si une Antigone était la sœur de ce garçon abattu par la police, que ferait-elle pour sa famille, pour sauver ce qui reste des siens ? ». Même si je m’en suis très librement inspirée, il n’en reste pas moins que c’est une réalité sociale qu’on a vu beaucoup aux États-Unis, en Europe, malheureusement chez nous aussi… C’était un fait divers qui datait déjà de quelques années quand j’ai saisi l’étincelle, mais la marmite était là, bouillonnante. Et avec les événements récents, la mort de George Floyd, il y a eu cette explosion, même si le mouvement Black lives matter existait déjà. Il y avait déjà un grand militantisme et le slogan a de nouveau explosé. En France, vous avez l’affaire Adama Traoré qui a refait surface alors qu’il ne s’agit pas non plus d’une histoire si récente. C’est là qu’arrive Antigone. Il est malheureux que le film fasse autant écho à ce contexte. Évidemment, ça a été écrit et tourné avant tout cela mais ça démontre à quel point cette quête de justice est encore très importante, très présente. On n’en a pas encore fini...

L’élément vital de la tragédie antique, c’est le Logos. On peut imaginer que ce combat d’Antigone pour reprendre la parole, une parole vraie, directe, était à l’origine du projet ?

Oui, même si j’ai tout simplifié en une formule simple « Mon cœur me dit... ». Dans cette adaptation, il y a un système de valeurs intrinsèques à Antigone et elle reste fidèle à ce que lui dicte son cœur. Pour elle, la loi écrite des hommes a très peu de valeur. Elle défend plutôt une loi du cœur, avec laquelle on entre en résonance parce qu’on a tous une famille aussi imparfaite soit-elle. On a tous ces liens, quelque part issus du sacré qui nous obligent à prendre position à certains moments. « Est-ce que je dois suivre la loi écrite et ainsi, préserver mon petit bonheur, l’harmonie de ma vie bien cadrée, tel qu’on me dicte que je dois conduire cette vie ou alors je me bats pour quelque chose qui suit ce système de valeurs », qui est le noyau d’Antigone mais que nous possédons tous aussi quelque part et qui mène à la dissidence, à la résistance. Il y a ainsi eu des moments dans l’Histoire où ça a été capital de résister à l’Autorité.

Nahema Ricci dans Antigone (Sophie Deraspe, 2019) Capture d'écran - Les Alchimistes droits réservés

Alors bien sûr le personnage d’Antigone porte tout le film, mais il y a quand même un regard très intéressant sur le monde alentour et ces personnes qui gravitent autour d’elle. Finalement, tout ça fonctionne exactement comme un chœur antique, avec ce commentaire permanent des réseaux sociaux, la simultanéité mais aussi la polyphonie de toutes ces voix qui se mélangent à la parole d’Antigone. Cette traduction était-elle délibérée ou simplement imposée par le thème du scénario ?

(rire) C’est évidemment ma version du chœur antique de faire dans l’histoire de telles parenthèses. Il y a trois moments-clef dans le film où c’est le chœur qui s’exprime via les réseaux sociaux. L’action des personnages est arrêtée et puis on la commente… J’ai souhaité que cette représentation ne passe pas que par un seul média en particulier, mais rassemble au contraire à la fois les médias traditionnels et ce qui se dit sur les différentes plateformes des réseaux sociaux que les gens se réapproprient. C’est donc un amalgame de tout ça qui à des moments prend la parole, à la manière de ces chœurs antiques qui n’étaient pas des personnages de l’action mais des personnages qui la commentent. C’était donc une vraie volonté. Il y a aussi des petits messages subliminaux dans le film qui annoncent qu’on est dans le chœur n°1, puis dans le chœur n°2, pour ceux qui veulent les chercher. Je ne crois pas que c’était nécessaire structurellement, c’est simplement un plaisir que de dissimuler des messages, des petites clefs que certains spectateurs trouveront.

Vous-même, êtes-vous plutôt du genre à repérer, à rechercher ces signes quand vous vous baladez quelque part, des signes que vous seriez peut-être la seule à voir ?

(dubitative) Je ne sais pas… En tout cas, j’aime bien reconnaître la filiation. La filiation à Sophocle, à Jean Anouilh, à la structure de la tragédie grecque. Ainsi, si on retirait les noms, ça resterait un film complètement autonome, une histoire qui ne nécessite pas de références littéraires ou théâtrales pour la comprendre. Mais le fait de conserver les noms de la tragédie grecque ou certaines structures ou codes tragiques, s’inscrit dans une filiation et donne du sens. Moi ça m’a énormément touché qu’Antigone ait été écrite il y a près de 2500 ans. C’est un personnage féminin héroïque qui mène l’action et qui détient le pouvoir. Un pouvoir interne, une intégrité qui est le pouvoir de cette toute jeune femme. Ce cas de figure ne date donc pas de notre époque toute récente où les femmes prennent la parole et prennent position dans notre société. Ça m’a fait un bien fou qu’existe une héroïne depuis plus de 2000 ans dans notre histoire très euro-centrée, même ici pour les descendants d’européens. C’est quand même une Histoire très écrite par les hommes ! Quand on est une toute jeune femme, ça fait du bien de découvrir un personnage comme Antigone, parce que ce monde imparfait dans lequel nous vivons, elle ne s’y plie pas ! On a tous une fibre plus ou moins allumée, le sentiment que… « Hum ! Il y a des choses qui ne vont pas dans ce système ! » Il y a des inégalités qui sont intolérables, alors comment on s’y oppose ? Que fait-on de la petite flamme de la révolte ?

Rachida Oussaada dans Antigone (Sophie Deraspe, 2019) Capture d'écran - Les Alchimistes droits réservés

Structurellement, vous avez repris le principe de trauma originel qui ouvre toute tragédie grecque. Ici, c’est quelque chose de beaucoup plus contemporain, les événements en Algérie, qui font remonter l’écho d’une tragédie plus récente quand chez Sophocle ce sont les les crimes d’Œdipe. Qu’est-ce qui a présidé au choix de l’origine kabyle de cette famille, le fait divers dont vous parliez tout à l’heure ou bien est-ce un choix personnel ?

Non, la famille des deux frères qui ont provoqué le déclic n’est pas du tout d’origine kabyle. J’ai vraiment pris mes libertés à partir de ce point de départ. Étant donné l’âge des enfants - car je voulais qu’Antigone soit encore mineure donc elle a tout juste seize ou dix-sept ans, étant donné l’immigration que nous avons au Québec, puisqu’il me fallait trouver un bassin d’acteurs, l’Algérie faisait sens et plus spécifiquement la Kabylie, parce que c’est une terre de résistance et je pouvais donc inculquer cette résistance aux parents d’Antigone. Elle est en effet issue d’une histoire tragique, de la violence faite à ses parents et qui a provoqué l’émigration de cette famille, de ce qu’il en reste. Elle porte donc cet aspect tragique en elle dès son plus jeune âge. Puis elle évolue... Dans sa société d’accueil, elle évolue par la langue québécoise. Elle aime même les poètes québécois. Bref, ça va plutôt bien pour elle, elle a une adolescence normale jusqu’à ce que la tragédie frappe à nouveau sa famille. Alors, elle repuise dans ses racines, dans cette force qu’elle va chercher là d’où elle vient et dans le sacrifice qui a déjà été fait par ses parents.

Pour en revenir aux violences policières, vous n’imposez justement pas un discours tout fait par rapport à ça. J’aime beaucoup la manière dont vous mettez en scène le fait. D’abord vous le différez : on ne voit pas dans un premier temps la mort d’Etéocle. Un peu comme pour ces traumatismes qui arrivent par ondes de choc successives. Ça monte, avec toute cette information qui se diffuse déjà. D’ailleurs, Antigone apprend le drame via son téléphone. Mais après, il y a une multiplicité de points de vue pour recréer ce drame, qui dans le temps réel de la narration s’est déroulé hors champ. Vous entourez à peine le téléphone portable d’Etéocle que le policier a pris pour une arme, parce que finalement, c’est une situation tristement banale et vue dans des centaines de cas à l’échelle de la planète. Cette mise en scène et cette narration créent une sorte de résonance sur la société toute entière, voire même sur la psyché collective…

Il y a tellement de situations plus ou moins tragiques qui nous parviennent par les médias sociaux, par les médias tout court, que je me suis en effet demandé comment utiliser ce langage de la médiation à l’intérieur d’un média qui est le cinéma. Les chœurs, vus comme une forme de distanciation brechtienne. Une parenthèse à l’intérieur de l’histoire qui commente l’histoire. Cette utilisation d’un autre langage, je l’avais déjà explorée dans mon film précédent, Le profil Amina (2015), qui était l’histoire d’un grand fantasme. Fantasme collectif que tous ont vécu à travers les médias sociaux, puis qui est devenu un scandale international. J’avais donc déjà exploré l’expression des réseaux sociaux au cinéma, que j’ai poursuivie avec Antigone. Étrangement, j’ai tourné cette scène de la bavure policière avec la caméra de fiction, bien qu’au scénario elle provenait déjà explicitement du téléphone. Au montage, et bien qu’on ait le choix, on a gardé les images du téléphone, de la même façon que ces nouvelles circulent et sont apprises par les gens dans les heures ou parfois les jours qui suivent.

Rachida Oussaada dans Antigone (Sophie Deraspe, 2019) Capture d'écran - Les Alchimistes droits réservés

J’ai remarqué par ailleurs beaucoup de traductions d’éléments du Théâtre Antique ici ou là comme par exemple, l’éclairage au gyrophare qui remplace l’éclairage à la torche de la mise en scène antique, au moment de la très belle scène de l’arrestation de Ménécée. Même si en y regardant bien, il y a sans doute un éclairage supplémentaire au gyrophare, cette atmosphère renforce le côté tragique...

j’aime beaucoup quand les spectateurs ou les critiques interprètent… Je pense que le cinéma est encore très inspiré par les tragédies antiques et certaines lumières sont très parlantes au plan dramatique, comme l’éclairage par le feu, par un gyrophare… Mais je ne peux pas dire que j’étais toujours en lien avec ce qu’était une représentation théâtrale dans l’Antiquité. Par contre, entre un réalisme qui soit aujourd’hui totalement plausible et les codes de la tragédie grecque, son langage, il fallait trouver cette fine ligne où il est possible de naviguer entre les deux.

J’ai noté plein de correspondances visuelles d’un univers à l’autre, comme la sorte de cuirasse que porte Antigone pour pouvoir se faire passer pour Polynice et qui rappelle évidemment un costume antique. Le film est plein de ces petits détails... Mais pour en revenir à cette scène de l’arrestation, elle fait remonter des tas d’autres situations similaires. En France, on est toujours dans ce cliché d’un Québec comme « état libéral » et pas « état policier », que viennent pourtant télescoper les images de répression d’Octobre 70 dont on fête le cinquantenaire ou plus récemment du Printemps Érable, avec notamment ces descentes de police brutales… Est-ce que pour vous ça résonnait aussi avec ce types d’événements passés ?

Où qu’on se trouve dans le monde, je pense qu’il y a pour la police, l’armée, une façon d’exécuter, qui certes varie un peu mais demeure un symbole d’autorité. Les individus qui forment ce corps autoritaire ne sont pas toujours appelés à l’empathie ou au questionnement. Le réflexe est de suivre le mot d’ordre et ce que la hiérarchie au-dessus te dit de faire. C’est un système qui le plus souvent ne laisse pas de place à l’empathie. De la part des policiers, tels les gardes dans la pièce originale, il n’y a aucune considération sur ce que la famille a vécu avant et sur les répercussions qui viendront après, le mandat est simplement d’arrêter la personne. Et selon la loi, le fait est grave, on parle d’une évasion de prison ! Les circonstances ne sont pas évaluées, soupesées. Dans mon histoire, je ne souhaite pas nécessairement faire le procès des individus ou du corps policier, mais évoquer plus largement le système qui nous régit, qui nous gouverne et qui est celui de la Sécurité, de la Justice, de la punition, du système pénal, carcéral et même patriarcal. Répond-il au bien être de ses citoyens ? Pas toujours… Et c’est plutôt cet ensemble qu’Antigone questionne et que nous sommes amenés à questionner à travers elle. Et aussi parce que nous avons accès à une histoire plus large qu’un simple fait écrit dans un média qui dirait qu’un bandit a été abattu et son frère arrêté pour avoir agressé le policier qui l’a tiré. C’est sûr que dit comme ça, on fait « Ok ! » Mais quand on connaît les circonstances entourant non seulement l’événement, mais aussi le contexte dans lequel ces enfants ont grandi et les répercussions qu’une telle tragédie a sur toute une famille, un quartier et même sur l’ensemble de la jeunesse, à ce moment là ça prend une toute autre dimension. Et je pense que c’est cette dimension là que le film invite à considérer...

Antigone (Sophie Deraspe, 2019) Capture d'écran - Les Alchimistes droits réservés

Dans la polyphonie du film, dans le choix de la direction d’acteurs, il y a le côté écrit et volontairement théâtral de tout l’environnement familial et à l’opposé un aspect plus réaliste pour la cour de justice - même si elle est en soit presque un spectacle - (rires) et un contexte très réaliste que vous avez voulu adopter pour la prison, pour les adultes mais plus encore pour les jeunes filles incarcérées. C’était important de rester réaliste à cet endroit là ?

Toujours je navigue sur cette fine ligne entre l’aspect tragique, et je dirais même théâtral, et un ton plus réaliste… Justement, la Cour est un élément de notre monde, et ce dans tous nos pays occidentaux, qui lui, est complètement théâtral ! (rire) Il y a des costumes, un code, la façon de se positionner, de se comporter…

une scénographie…

Oui, on est dans le Théâtre !

Vous faites partie de ces générations d’auteurs québécois que l’on retrouve à tous les postes de l’élaboration d’un film : réalisation, écriture, photographie, montage. Comment avez vous pu gérer ces casquettes en même temps que le gros travail sur la direction d’acteurs et le grand nombre de personnages et de registres de jeu ? On imagine une grosse préparation en amont, mais avez-vous pu aussi laisser aussi libre cours à l’improvisation ?

Oh, il n’y a pas beaucoup d’improvisation, (rire) mais plutôt beaucoup de préparation. J’ai commencé dans ce métier en tant que chef-opératrice. Pour moi, la caméra est un outil qui fait totalement corps avec la mise en scène. J’ai beaucoup de difficultés à les dissocier. D’ailleurs les duos chef-opérateurs- metteurs en scène qui fonctionnent bien, c’est justement quand le lien est riche et indissociable. Une unité se crée là. J’ai aussi commencé par le documentaire. J’avais donc l’habitude d’être à la fois dans une composition de lumières, de cadrages, mais aussi à l’écoute des gens devant la caméra, et toujours à essayer d’anticiper. Qui va prendre la parole ? Comment je vais déplacer la caméra ? C’est comme un muscle que j’ai développé au fil des ans. C’est donc naturel pour moi de poursuivre ainsi pour la fiction, avec ce regard qui étudie sans relâche toutes les composantes esthétiques, techniques et ce qui est entrain d’émaner des acteurs. Pour moi, le travail à la caméra est une chorégraphie. Je crée une danse avec les acteurs. Il y a assez peu d’improvisation. Je choisis minutieusement les lieux où je vais tourner, leur couleur, leur lumière. Les textes sont très écrits et appris par les acteurs. En fait, je pars d’une méga préparation qui après permet de se laisser surprendre, ou si l’on veut, de se laisser déranger par des éléments du réel, que ce soit la température ou l’état d’un acteur, quelque chose qui s’il n’était pas prévu ou écrit, comporte une richesse. Alors, profitons en ! Tout ça reste très organisé.

Durant ce tournage, dans quelles scènes sont apparus ce genre de dérapage ? Par exemple, dans les scènes de soutien à Antigone avec tous ces jeunes ?

Avec la famille, la fratrie Polynice et Etéocle, Ismène et Antigone, puis leur grand-mère, on a passé beaucoup de temps ensemble en amont du tournage. Je souhaitais qu’ils se connaissent préalablement, puisqu’aucun d’entre eux ne se connaissaient dans la vie. Je voulais qu’ils aient cette relation d’amour-taquinerie, propre à une famille. On a donc souvent joué ensemble, mangé ensemble, sans trop parler du texte ou de l’histoire, ce qui fait qu’au bout du compte, lorsque je leur demande « Mettez-vous à trois et chatouillez Polynice », c’est à la fois une improvisation, mais aussi quelque chose auquel on a un peu joué auparavant. Une improvisation donc très dirigée et ils connaissent aussi tellement leur rôle à ce moment là que ça s’y prête. On sent qu’on a un peu de temps volé et qu’il y a une magie. Et puis, c’était après la scène de danse, on était donc dans un plaisir, une espèce d’euphorie. J’ai donc profité de cette énergie pour tourner cette petite scène, très courte, mais qui contribue à instaurer dans le film ce climat d’amour et ce lien profond qui existe entre les frères et sœurs.

Nahema Ricci dans Antigone (Sophie Deraspe, 2019) Capture d'écran - Les Alchimistes droits réservés

J’ai trouvé que le visage si expressif de Nahema Ricci que vous cadrez souvent en gros plan, nous ramenait à celui de Falconetti dans La passion de Jeanne d’Arc de Dreyer. L’intensité, sa fragilité... Mais aussi plus récemment à la Jeanne de Bruno Dumont. Dans la mesure où comme Jeanne d’Arc, Antigone se travestit elle aussi en homme et est condamnée, aviez-vous pensé à Jeanne dans les références du personnage et y a-t-il d’autres résistantes qui vous sont venues à l’esprit ?

Durant l’écriture du scénario, j’étais totalement investie de mon Antigone, en lien avec Anouilh, Brecht, Sophocle, pas d’autres figures cinématographiques. Une fois en tournage, à un moment, là j’ai quand même vu Falconetti ! C’était précisément vers la fin du tournage, lors de la scène d’amour dans la nature qui se termine sur un gros plan d’Antigone. Là, c’était Falconetti sur le bûcher ! (rire) Jeanne d’Arc ! Nahema est grandiose dans ce cadrage ! J’y ai vu ce lien que plusieurs ont fait par la suite, mais ça n’était pas prévu. Ensuite, le film était déjà tourné quand sont arrivées des figures telles Greta Thunberg ou Carola Rackete, cette capitaine de navire en Méditerranée qui a accueilli à son bord des réfugiés très mal en point physiquement, mais en Italie on lui refusait l’accès au territoire sous peine d’y être emprisonnée et elle, elle a suivi son devoir moral qui était de ne pas laisser mourir ces gens. Elle a donc accosté en Italie et enfreint la loi et a du en subir les conséquences. C’est une Antigone. Et puis après la sortie du film, j’ai eu connaissance de ce qui était arrivé en France à Adama Traoré. Sa sœur, Assa Traoré, est évidemment une Antigone qui prend la parole et veut la justice.

Puisque vous évoquiez Brecht, est-ce que vous pensez que notre cœur bât plus fermement sous le coup du malheur et ce, même si on est incarcéré à seize ans ?

« Dis-moi si ton cœur, sous les coups du malheur, cesse de battre ou bât plus fermement ». Je trouve cette citation vraiment magnifique. Dans le film, elle passe très vite. Il faut arrêter l’image pour pouvoir la lire au tableau du Centre Jeunesse où sont incarcérées ces jeunes délinquantes. J’espère que les gens la liront plus tard lorsqu’ils verront le film en ligne ou en DVD, mais après être allés au cinéma ! (rire) Elle est superbe parce qu’elle parle de la résilience, de comment les tragédies peuvent nous rendre plus forts, plus conscients, plus solidaires.

Je voudrais en venir au travail du son. On estime que les représentations de la Grèce antique pouvaient rassembler jusqu’à 15 à 17 000 spectateurs, d’où un travail sur la sonorisation de l’espace du Théâtre Antique. Chez vous aussi, on retrouve cette préoccupation d’articuler les mots d’Antigone dans le flow et le bruit du monde alentour, dans toute cette passion qui habite le film. Quelle direction aviez-vous choisi pour le son avec Frédéric Cloutier ?

Je suis très consciente que le film soit à ce point baroque. (rire) Vous l’avez dit, il y a beaucoup de monde, beaucoup d’entrées, plusieurs temporalités, plusieurs cultures et géographies qui s’entremêlent. Il y a la contemporanéité, avec les réseaux sociaux, avec ce que vit la jeunesse de cette époque précise. Mais il y a aussi ces références à l’Antiquité et des musiques à travers le temps. De la musique classique, de la musique kabyle, du rap… Donc le défi était de faire coexister tous ces espaces et ce, beaucoup par le son, parce que c’est une dimension profonde du langage cinématographique. Trouver le lien entre tous ces ingrédients. Je pense que c’était très risqué. Je fais souvent l’analogie avec une recette. Non, il n’y a pas de recette ! On essaie, on met des éléments ensemble et on goûte ! On voit comment ils dialoguent ensemble, comment ils font vibrer. C’est le travail de l’artiste : créer des amalgames nouveaux à partir d’éléments existants et former du sens. C’est vrai au montage, en son et en image. Mais c’est vrai aussi dans le choix des couleurs qu’on met dans notre palette, sur les murs, les vêtements des comédiens. Sous un air réaliste, il y a donc tous ces choix rigoureusement étudiés par l’ensemble des créateurs de ce film.

Antigone (Sophie Deraspe, 2019) Capture d'écran - Les Alchimistes droits réservés

Arrêtons nous sur un détail : que représente pour vous le choix éminemment symbolique du sifflement du Petit bonheur de Félix Leclerc ? L’expression d’une québécitude autrefois beaucoup plus ouverte sur le monde ? La promesse non tenue contenue dans la fin de la chanson ?

L’utilisation de l’air du Petit bonheur de Félix Leclerc est une référence à la culture québécoise plus profonde, qui date de plusieurs décennies et est très connue des gens dont les parents sont nés ici et ce, bien avant moi ! Le personnage d’Hémon est ce liant entre un québécois qui se lie par le cœur à une jeune femme qui a, elle, un tout autre historique, d’autres origines. Il est à la fois intéressé et solidaire avec son histoire à elle. L’idée était donc tout simplement de lier le Québec à la Kabylie. Lier différentes cultures sur un territoire, dans une histoire...

Par rapport à la scène finale… Il y a d’abord le fait que dans cette scène, elle croise le regard de la petite fille qu’elle a été. Est-ce que ce serait une manière de réaffirmer la prégnance des mythes, comme si le présent se régénérait dans le passé ? Jung écrivait dans L’essence de la mythologie, « il n’y a de net, de précis, de non-équivoque que l’image elle-même », ce que vous confirmez par ce plan final saisi au vol qui rend votre Antigone intemporelle…

Cette idée du temps comme cycle et non comme une linéarité, ou même un progrès, était déjà très présente chez les grecs. C’est donc à la fois Antigone qui se revoit elle-même à son arrivée, mais c’est aussi le cycle de nouveaux arrivants, d’une histoire qui va se reproduire et qui n’est pas que la sienne.

Avec Œdipe et Jocaste, puis chez vous de Créon à Christian, on perd en inceste familial ce qu’on gagne en divorce entre le Politique et la politique, qui ici, dans le personnage de Christian perd un peu de sa raison d’être par rapport à la force de la revendication des jeunes.

D’abord, si on veut parler de Créon, parlons de la façon dont j’ai traduit dans notre monde actuel la figure du Roi. L’idée était de me demander « Mais quel est ce système qui nous régit ? » C’est la Police, la Justice, le système carcéral, pénal et ultimement, la figure du Père. Le patriarcat. J’ai donc divisé dans ce film toutes les rencontres que va faire Antigone étant donné le choix qu’elle a fait d’aller contre la Loi écrite des hommes pour vivre la loi de son cœur. Elle aura donc à affronter une déclinaison de ce qu’est l’Autorité, de ce qu’est ce système qui nous régit. Concernant le Politique, on est toujours dans un rapport de force entre la sécurité, le confort, le statu quo qu’on connaît, et la résistance, la révolution, ce qu’on ne connaît pas mais qu’on pourrait éventuellement améliorer. Et qui sait si on va réellement l’améliorer… De là l’insécurité. Ces forces sont complètement présentes dans toute l’histoire de l’Humanité. C’est effectivement ce que défend Christian à une échelle plus individuelle. C’est la grande question : « Est-ce que je travaille fort pour avoir un confort pour offrir à mon fils un avenir, une situation décente telle que la reconnaît les valeurs de cette société ? » même si sur lui comme sur Antigone, ce système de valeurs n’a pas vraiment de prises. Ils ont un autre système de valeurs qui leur parle plus fortement. C’est pour ça que c’est une tragédie : il y a un dilemme fort et je pense que chez le spectateur aussi. Certains se disent « Antigone ! » et d’autres «  Non mais si tout le monde fait comme elle, ce sera le chaos total. Et on ne peut pas vivre dans un monde de chaos ». Ces forces vont exister à l’intérieur de chaque individu qui va regarder le film, comme pour les spectateurs qui assistaient à la pièce de Sophocle.

Antigone (Sophie Deraspe, 2019) Capture d'écran - Les Alchimistes droits réservés

Mais est-ce que vous-même avez tranché pour la fin ? Est-ce qu’être déportée équivaudrait à être enterrée vivante comme dans la pièce originelle ? Ou est-ce que cette dernière rebuffade, ce dernier acte de résistance où elle soutient notre regard, serait un appel au spectateur à participer, à juger et à décider si elle doit partir ou rester ? Doit-elle rejoindre Ismène et Hémon ? On a bien senti que cette scène d’amour avait quelque chose de définitif : « Faut-il survivre aux fleurs ? »... Et enfin Le petit bonheur qui revient et on pense à la fin de la chanson « « Il me reste la vie". J'ai repris mon bâton, mes deuils, mes peines et mes guenilles, Et je bats la semelle dans des pays de malheureux. » C’est la catharsis dans le cœur du spectateur !

Pour moi, il est clair qu’Antigone quitte le pays. Elle retourne dans son pays d’origine tel que le système leur impose. C’est leur punition. « Vous avez agi contre ce système, vous ne pouvez plus faire partie de ce pays. » Je ne pouvais pas faire Antigone, la nommer Antigone et la faire rester en ce pays dans un avenir heureux, un petit bonheur justement, avec Hémon. De là aussi la chanson, ce sifflement, c’est qu’elle ne fait pas le choix du petit bonheur, de son individualité, bien qu’Ismène, elle, fasse ce choix. Et il est aussi légitime de ne pas vouloir s’inscrire dans une lignée de malheur ! Je trouve qu’Ismène est aussi extrêmement touchante quand elle dit vouloir une vie normale. Elle veut simplement vivre et enlever cette chape de douleur, de soucis qui planent constamment sur les siens, leur histoire familiale. Mais Antigone n’a pas le même cœur qu’Ismène. Elle est très dure envers elle-même. Elle ne peut pas plier, c’est ainsi qu’elle est faite. Elle s’appelle Antigone ! (rire) D’ailleurs la pièce d’Anouilh commence ainsi : « je suis Antigone ». Ça ne peut pas finir par « Je vais accepter la situation qu’on me présente, je vais accepter le compromis. » Non ! « Je vais rester intègre et j’irai jusqu’au bout ». Antigone quitte ce pays dans lequel elle était bien intégrée. Elle aimait la langue, lisait les poètes québécois, y avait une histoire d’amour et ce, malgré l’imperfection de sa famille. Elle vit dans un environnement relativement décent, sain, avec de l’amour. Pourtant, elle fait quand même le choix de quitter ce pays… Elle fait ce choix par solidarité. Mais ce n’est pas une fin qui s’arrête. Elle laisse un écho, celui de cette solidarité, de cette empathie, de cet élan du cœur qui a allumé ceux qui l’ont côtoyée, qui ont entendu sa voix, ont suivi son parcours. Elle quitte ce pays, comme dans la pièce elle meurt. Mais pour moi, ce n’était pas triste qu’elle meure ! Au contraire, c’est galvanisant parce qu’elle suit son système à elle, son cœur.

Même si beaucoup se sont perdues et ne nous sont pas parvenues, les tragédies antiques faisaient souvent partie d’un ensemble plus large, de trilogies. Votre film serait-il l’aboutissement des Loups et Amina ou plutôt le début d’un nouveau cycle ?

Je ne saurais trop répondre à cette question... Auparavant, j’ai fait des films avec une dramaturgie plus ténue. Formellement, dès l’écriture du scénario d’Antigone, j’ai eu la volonté d’être généreuse. Les émotions sont claires, telle Antigone elle-même. Pures. Affirmées. Aussi, j’ai souhaité un film généreux dans les paroles comme dans la direction artistique, donc je pense qu’en ce sens j’ouvre un cycle. Et j’en ai fermé un. Après, il y a toujours dans presque tous mes films cette notion de clan, d’appartenance à une communauté ou une famille comme chez Antigone, une famille qui s’élargit par la solidarité, avec les autres jeunes femmes incarcérées en Centre Jeunesse et qui comme elle, ont certainement leur historique pour s’être retrouvées là. Cette notion d’appartenir ou non au clan a été jusqu’à ce jour présente dans mon écriture.

Est-ce que ce serait lié à votre origine insulaire et à ce territoire dont vous parlez dans Moi la mer elle est belle et dans Les loups et dont je ne me souviens pas le nom...

Ce sont les îles de la Madeleine… C’est vrai que je les nomme très peu, peut-être pour qu’elles demeurent, non une allégorie, ce serait trop fort, mais justement un archétype de cette communauté. L’insularité…

Dans Les loups, vous étiez déjà dans la radiographie de cette communauté et dans l’histoire des personnages qui y arrivaient. Le film était particulièrement bien écrit. Et si la tragédie y avançait à pas feutrés, on arrivait loin, dans le sociologique comme dans l’intime.

Je suis fascinée par les codes et par la solidarité propre à toute communauté, mais j’en crains aussi l’emprisonnement. La communauté versus l’individu. Sa liberté mais aussi ce besoin d’être attaché, relié, d’appartenir. Un mouvement toujours présent et qui crée aussi une force.

Les loups (Sophie Deraspe, 2015) - Films Séville, droits réservés

Paradoxalement, Antigone sera en France le film d’une rentrée où les jeunes, comme dans le dilemme cornélien, reformulé dans le film par Tiresias dans cette belle séquence fantastique qui résonne avec aujourd’hui, sont sommés d’opter pour la responsabilité familiale et collective plutôt que pour penser à leur avenir et jouir de leur liberté. Faut-il résister à la privation de liberté ou au contraire, être solidaires des malades… ?

On est tellement dedans… On est toujours dans cette pandémie. Je ne peux pas me prononcer pour l’ensemble de la population ou la jeunesse. Mais ce que je souhaite par contre, c’est que l’on continue de vivre, parce que c’est important. D’autant plus pour les jeunes parce que ce sont des années de développement social, de rencontres... C’est sain d’avoir soif de vivre ! Pendant la jeunesse, on est moins dans un moment de recueillement comme d’autres peuvent l’avoir vécu. Moi par exemple, j’ai vécu la pandémie comme… Ouf ! - une pause, qui était aussi très bénéfique. Mais ça n’est pas le cas pour ceux qui vivent dans une précarité encore plus forte… Il faut que cette pause ait une fin. Je pense aussi qu’on a besoin d’Art et besoin de communiquer, d’entrer en communion. Le cinéma le permet très bien et on peut le faire de façon sécuritaire. Comme on a profité de toutes les séries et films en ligne, on peut très bien profiter des films en salle de manière responsable.

Enfin, comme vous êtes actuellement en tournage, est-ce que cette nouvelle situation change la donne et comme tout tournage est une expérience, est-ce que toutes ces normes et ces empêchements qui compliquent les choses au premier abord, apportent quelque chose de différent, créent de nouvelles façons de travailler ?

Évidemment. Notre façon de travailler a totalement changé en tournage, pour l’équipe derrière la caméra mais ce sera aussi le cas pour les comédiens devant. Moi j’ai décidé de retourner au travail et tant qu’à faire, de me dire que ces contraintes seront créatives. Par exemple, pour le baiser amoureux, on va trouver d’autres façons d’exprimer le désir, l’amour, l’érotisme et je trouve finalement assez plaisant de me poser ces questions du renouvellement des codes et des images et de ne pas choisir la voie facile, mais par la contrainte, de devenir créatif.

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